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LA VIE AU LOIN, Marc Weymuller
Le Barroso est une région isolée du Portugal. Là-bas, la vie s’écoule au rythme lent des troupeaux et des pensées secrètes. D'où sommes-nous aujourd'hui? Nous sommes comme le cosmonaute en voyage orbital autour de la planète. Il se sent déchiré entre le désir d'aller plus loin, de se répandre dans l'univers et celui de revenir chez lui, là-bas en bas, et d'y demeurer éternellement. D'où sommes-nous désormais? De nulle part, nous habitons le monde et son temps.
Nous regardons au dehors, nous regardons au loin. Et souvent, il n’y a pas grand-chose à regarder, pas grand-chose à voir. Alors il faut parfois partir loin de chez soi, se perdre dans l’existence des autres pour comprendre ce que vaut sa propre vie, pour comprendre d’où l’on vient et où l’on demeure. Seuls les exilés ont une terre…

Par hasard, j’ai retrouvé un livre que ma sœur m’avait offert, il y a bien des années. C’est un recueil de photographies, accompagnées de textes en français et de leur traduction en Portugais. Elles ont toutes été prises dans le Barroso, une région montagneuse du Tras os Montes, située au nord du Portugal, non loin de la frontière Espagnole.
Il s’agit pour l’essentiel de portraits d’individus ou de groupes: des enfants, des femmes et des hommes, des familles, parfois des vieillards. Certaines photographies laissent deviner un petit morceau de décor, toujours très austère: une rue ou une place de village, l’intérieur d’une maison sombre, très peu éclairée, un feu de bois posé à même le sol, une cuisine, une chambre délabrée...
J’ai souvent feuilleté les pages de ce livre, et à chaque fois, je me trouvais parfaitement incapable de déterminer à quelle époque ces photos avaient été prises. Sur ces images, on ne voit pas de voiture, ni de moto, ni d’engin agricole. On ne voit pas non plus d’antenne de télévision sur les toits des maisons et les gens portent des habits sans âge. Pas de date, ni de légende… Toutes ces photographies semblent surgir d’on ne sait où. Elles semblent renvoyer à un passé sans époque, un récit sans histoire.
Finalement, j’ai trouvé une date, à côté du nom de l’éditeur: 1986. Cela signifie que toutes ces photos ont été réalisées il y a un peu plus de 20 ans. Les enfants qui apparaissent dans ce livre ont grandi et maintenant, ils sont devenus des adultes. Les parents ont vieilli et ce sont aujourd’hui des vieillards, et les vieillards, quand à eux...
Dans ce livre, on ne voit jamais de paysage, à l’exception toutefois d’une photographie qui montre un petit village au bord d’un lac, avec des montagnes à l’horizon.
C’est peut-être pour ça que j’ai voulu faire ce voyage. Pour traverser les paysages que ce livre garde au secret. Peut-être aussi pour vérifier que cet endroit est bien réel, que ces 20 années se sont vraiment écoulées et que là-bas aussi, le temps s’écoule.
Le livre s’appelle « Negrões » et il porte aussi un sous-titre : « Memoria branca », la mémoire blanche.

Le Barroso est un endroit très rude. C’est une région de hauts plateaux montagneux, longtemps restée à l’écart de la modernité et du mouvement de transformation qu’a connu le Portugal depuis quelques années et qui subit, ces derniers temps, un exode rural massif. Ceux qui y vivent encore sont ceux qui ne sont jamais partis et ceux qui, après vingt, trente ou quarante ans passés au loin, reviennent pour y finir leurs jours. De retour au pays, ils reprennent un mode de vie traditionnel et ancestral qui ne peut compter que sur les faibles revenus d’une agriculture de montagne pauvre et désuète.
Dans le Barroso, à Meixide, Vilarinho Seco, Pitões das Junias, Vilar de Perdizes - peu importe d’ailleurs le nom des villages – la règle du jeu est la même pour tous: brouillard, pluie et vent en automne, neige et froid en hiver, temps capricieux au printemps, canicule en été. C’est le climat qui fait la loi et place les gens sur le même plan que le paysage.
Les jeunes, pour la plupart attirés par "l'European Way of Life", partent vers les métropoles étrangères ou les grandes villes du nord du Portugal : Braga, Bragance ou Porto, des cités qui grandissent un peu plus chaque année. Aujourd’hui, certains villages du Barroso sont presque totalement abandonnés.
D’autres restent encore bien vivants, avec quelques dizaines d’habitants qui vieillissent chaque saison un peu plus mais qui continuent à aller et venir, à traverser les rues, les chemins et les jours au rythme lent des départs et des retours des troupeaux de vaches ou de chèvres que l’on mène dans la montagne deux fois par jour.
On ne parle bien que de ce qui est en train de disparaître. Dans le Barroso on assiste aujourd’hui aux derniers souffles d’une civilisation de la terre qui se tarit un peu partout en occident. Le monde contemporain est là, bien sûr, il exporte déjà ses images, comme ces grandes éoliennes qui brassent la brume sur les sommets alentours. Mais pour l’heure il passe encore au loin. On le tient à suffisamment bonne distance. Ni trop près, ni trop loin. On peut enfin voir ce qui se passe.

Pendant plus de deux ans, je suis ainsi retourné régulièrement, saison après saison, accompagné de deux amis - un cadreur et un preneur de son - dans quelques-uns des villages du Barroso. Et je me suis appliqué à enregistrer, avant qu’elle ne s’éteigne, la vie qui s’écoule là-bas, loin de ce que nous sommes, dans la magie de la nature et des intempéries, dans le mystère quotidien des gestes et des mouvements des hommes et des bêtes. J’ai aussi essayer d’attraper, avant qu’elles ne s’envolent, les pensées secrètes de quelques uns des habitants dans ce rapport particulier qu’ils ont au monde et à la vie, filtrées par les saisons et le temps qui passe et qui s’envole.
A force de nous voir plantés là, presque toujours au même endroit, en plein soleil, sous la pluie ou sous la neige, les gens se sont habitués à notre présence, même s’ils ne comprenaient pas très bien notre entêtement à revenir toujours dans les mêmes endroits, quel que soit le temps. Un jour, quelqu’un nous a même dit : « Vous avez du faire quelque chose de très mal dans une vie antérieure pour que le Bon Dieu vous punisse ainsi et vous condamne à traîner ici, par tous les temps, avec tout ce matériel à porter. »
Saison après saison, j’ai filmé les mêmes villages, les mêmes places, les mêmes rues, les mêmes chemins. J’ai retrouvé les mêmes personnes, j’ai posé les mêmes questions.

J’ai d’abord essayé de montrer la règle. J’ai observé comment la vie s’écoule là-bas, du matin au soir, comment on passe d’une saison à l’autre, comment les choses semblent se répéter ainsi depuis toujours. Dans le Barroso, l’histoire est la même pour tous. Le travail ressemble au travail. Les gestes des uns renvoient aux gestes des autres. Comme le dit Miguel Torga, la caractéristique des gens qui viennent de la terre et qui lui restent fidèles, c’est qu’ils ne trouvent pas de lieu au monde où ils puissent paresser sans remords. Le travail est pour eux la seule normalité possible. Là-bas, on vit ensemble, unis et solidaires. Voilà la règle.

Mais il faut dire aussi l’exception. Les saisons ne se contentent pas de passer. Elles traversent et modifient les paysages, les visages et les hommes. Cela ne se remarque pas tout de suite. Mais elles impriment à chacun une marque particulière. En même temps qu’elles réunissent, elles tiennent à l’écart. Alors, dans la solitude de chacun le temps reprend son cours, le monde extérieur apparaît de nouveau. On vit ici, maintenant, et dans le même instant, on se trouve plus loin, dans un autre temps, au delà de ce que l’on est. On vit seul, séparé et solitaire.
Il me suffisait d’être là et d’écouter. L’individualité s’exprime toujours en secret, presque en cachette. On se souvient de son enfance, de ses parents. On se rappelle des commencements, des départs et des fuites. On pense à la vie que l’on a passé au loin, en Afrique ou au Brésil, à la maladie qui nous empêche, aux lendemains qui nous attendent. Parfois on pense à Dieu, à la mort certaines qui nous guette. Parfois aussi, on se prend à rêver à tous ces endroits que l’on aimerait découvrir avant de mourir, à toutes ces îles lointaines… Il n’y a jamais de grandes histoires, mais une infinité de commencements, de récits et de pensées qui se mélangent les unes aux autres…
Avec les cheveux blancs, la mémoire se fait de moins en moins linéaire. Et notre voix se perd souvent dans le silence. Chacun tire en secret les fils de souvenirs en lambeaux. Bientôt, il ne restera plus que la mémoire des gestes et des visages, celle des maisons en ruine et des paysages… Le temps fait son travail.

Le Barroso est pour moi une province improbable. Cette province, c’est celle des origines. Celle des questions simples et essentielles. Là-bas, le décor fait office de miroir. En nous rappelant ce que nous étions, il nous renvoie aussi à ce que nous sommes devenus. En observant le monde d'où nous venons, nous vérifions ce qui nous lie encore à lui. En nous y perdant, nous nous y retrouvons. L'heure exacte sonne au clocher du village. Le temps peut reprendre son cours.
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